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Jour de ressac



Jour de ressac, Maylis de Kerangal, Gallimard, 2024.


Seuls les sentiments sont fiables pour s’orienter [p. 139].


On dit du Havre que seuls les Havrais peuvent l’aimer. J’ai souvenir d’une journée où nous y avions traîné mon fils, alors adolescent. Il avait suivi le mouvement de mauvaise grâce, acceptant de délaisser un moment son jeu vidéo, dans l’espoir de découvrir un petit port de pêcheurs, un « havre de paix » comme il nous l’avoua plus tard. Inutile de dire qu’il nous fit payer cher cette sortie qui reste dans les annales familiales comme l’acmé de sa crise d’adolescence. La lecture du livre de Maylis de Kerangal pourrait bien le réconcilier avec cette ville et avec ses souvenirs.


On a pu lire qu’avec Jour de ressac, Maylis de Kerangal s’attaquait au roman noir. Mais c’est un roman gris. Gris comme le béton du Havre et ses galets, gris comme le ciel et la mer qui s’épousent et se fondent en ce jour de novembre. Gris comme une brume spectrale. Gris comme les nuances d’une photo qui apparaissent dans le bain du révélateur. À moins que les contours ne finissent au contraire par s’estomper dans la grisaille du temps. Mais le gris du Havre est un gris magique : le gris de la ville, celui de l’estuaire et celui de la Manche, celui des façades des immeubles Perret, celui du ciel et des fumées, ce gris général, comme si les lieux avaient été purgés de toute couleur quand c’est un gris magique qui les retient toutes et les difracte, un gris irrésolu, mitigé, hésitant [p. 214].


L’écriture de Maylis de Kerangal est à la fois minérale et anatomique. Oxymore du corps périssable et de la pierre inaltérable, du temps humain et du temps géologique qui se superposent, comme lorsqu’elle décrit la plage : C’est ici un rivage de galets plus ou moins gris, différemment calibrés mais issus d’une même histoire lithique, une histoire de temps long, de temps déraisonnable – sédimentation, dissolution, migration. […] mais la plupart du temps, c’est une scène hyper vivante, ouverte, baignée d’une lumière de peinture, un plateau où s’enchevêtrent les rythmes sur lesquels les humains n’ont pas encore de prise, celui de la lune et celui des nuages, celui de la houle et celui de l’érosion, la durée nécessaire pour qu’un éclat de silex devienne un galet ou celle qui suffit à faire fondre un esquimau dans la main d’un enfant [p. 83].

Écriture minérale donc, lorsqu’elle évoque les pierres, des cailloux, des cailloux partout, les galets qui se parent de toutes les nuances [p. 99], le béton bouchardé, mais aussi le ciel plissé, peau d’éléphant [p. 98] et bien sûr la mer, une mer courte, hérissée, une mer de fer et de silice [p. 82], rude, complexe, à la fois pétrolière et impressionniste, prosaïque et rêveuse, parcourue de lignes, de routes, et d’une couleur que pas un seul nom de couleur ne pouvait résorber, d’une couleur qui aurait amplement mérité qu’un nom fût créé pour elle, incluant sa texture, son reflet, son mouvement… [p. 64].

Écriture anatomique, tant elle caractérise un personnage par un élément de son corps, de manière chirurgicale. C’est un muscle qui se tend, un coude qui se plie, une pomme d’Adam proéminente, tel un autre nez poussé dans la gorge [p. 168]. La narratrice elle-même n’y échappe pas : j’ai vécu dans cette ville, j’y ai poussé comme une herbe folle jusqu’à atteindre ma taille adulte, ainsi que les dents, les pieds, le cœur et les poumons qui vont avec [p. 13]. Prosaïsme médical également dans l’évocation de moments sensuels, avec Blaise, les malléoles de nos chevilles caressées ensemble [p. 20], ou avec Craven, les carreaux de ciment sont durs contre mon sacrum et sous mes omoplates, à l’arrière de mon crâne [p. 117]. Histoire peut-être de s’accrocher aux termes scientifiques quand le reste risque à tout moment de foutre le camp, ou histoire de mettre les sentiments à distance dans la certitude rassurante du corps comme une machine, comme lorsque la narratrice se confronte aux clichés du cadavre de l’inconnu de la digue : devant les photos du mort j’accommode ma vision comme n’importe quel autofocus : mon cristallin se déforme et se bombe, les rayons lumineux qui émanent des clichés convergent vers ma rétine [p. 35].


Car les machines sont rassurantes. À la différence de l’humain, elles sont sans surprise, on peut tout comprendre de leur fonctionnement, elles obéissent aux lois de la physique et aux commandes qu’on leur donne. Blaise, cartésien si inquiet de ce sur quoi il n’a pas prise, refuse les anniversaires, il esquive désormais ces dates, « absent de Paris » ou couché dans notre chambre prétextant la migraine. Il y a trois semaines, il est pourtant venu avec moi chez Prieur, le magasin d’escrime de la rue Gassendi, afin de choisir un fleuret pour Maïa, et il a pris le temps de discuter forge et métallurgie avec le jeune vendeur, à l’heure d’armer sa fille, il voulait tout savoir sur ces fleurets montés au sud de Saint-Etienne dans des ateliers historiques qui combinent le marteau, l’enclume et une recherche technologique de pointe, sur ces lames de renommée internationale forgées en maraging – un alliage d’acier et de nickel –, à la fois dures et ductiles, qui se laissent fléchir telles des branches de saule. Il a longuement observé les rainures du métal et constaté de ses doigts la section carrée de la tige, a voulu comprendre où se positionne le fil électrique, avant de commander un fleuret à garde rouge, latéralisé à gauche, auquel j’ai ajouté un masque qui protégeait le visage et le cou de Maïa [p. 225].

Les obsessions des deux personnages se lisent dans ce passage. Pour la narratrice, ce qu’il importe de protéger, c’est le visage de sa fille – j’y reviendrai – et pour le père, c’est la maîtrise de la technique. Il veut tout savoir, tout comprendre, vérifier de ses doigts, tel saint Thomas sondant les plaies du Christ. Il cherche aussi l’illusion de la maîtrise du temps, ce temps qu’il prend, à l’heure d’armer sa fille d’un fleuret qui fait se rejoindre le passé (le marteau et l’enclume des ateliers historiques) et un présent qui déborde sur le futur (celui de la recherche technologique de pointe).

Plus tard, les deux parents quittent l’anniversaire de Maïa, la célébration de ce temps qui leur échappe, leur fille qui leur devient étrangère, et ils se réfugient à l’imprimerie, auprès des machines solides, fiables, inaltérables, capables de fabriquer des certificats d’authenticité… Les pages 235-237 nous apprendront tout des caractéristiques techniques de la nouvelle machine que Blaise vient d’acquérir, livrée « just in time » pour les fêtes de fin d’année. Il la déballe, et son apparition est comme une mise au monde : il s’est détourné de moi, le souffle coupé par l’émotion, puis a commencé à déballer ce qui ressemblait à une bête de fer, une bête ancienne, altière et close, ramassée sur elle-même. Il a tourné autour, l’a démaillotée en douceur […] de manière à faire apparaitre la machine comme la merveille qu’elle était censée être, un peu comme on dévoile une sculpture […]. Il réfléchissait à voix haute maintenant, certain d’être capable d’améliorer le gaufrage galbé, ou de créer de la papeterie sécurisée – documents judiciaires, certificats d’authenticité, diplômes ; contrats.


La papeterie sécurisée et des certificats d’authenticité… le thème de l’identité traverse évidemment tout le roman, et pas seulement par la recherche de l’inconnu du Havre. Cet « accident » devient déclencheur d’une réflexion essentielle et introspective. Maylis de Kerangal procède par touches qui finissent par s’assembler comme dans un tableau impressionniste ; elle donne à entendre, au fil de l’écriture, de longs échos qui se confondent dans une profonde unité. Ainsi la narratrice ne cache-t-elle pas sa volonté d’échapper à sa propre identité : Blaise connaît mon penchant pour les histoires. Celles que je me raconte, celles que je raconte aux autres, celles où je me démultiplie, où je peux me cacher, redevenir une inconnue, en finir avec moi [p. 48] ; ainsi, adolescente, aimait-elle s’identifier aux actrices des films qu’elle voyait au cinéma Le Channel. C’est en y retournant qu’elle prend conscience que de là vient sans doute le choix de sa profession de doubleuse : je me glissais souvent dans la peau de l’actrice principale, lui empruntant son visage, identifiée à elle comme une autre version de moi, une version toujours plus libre, plus hardie, plus transgressive – maintenant que j’y pense, c’est ce même jeu de dédoublement qui se produit quand je suis en postsynchro [p. 51]. Elle raconte ensuite l’audition qu’elle passe à Londres pour un contrat particulièrement important : comme à chaque fois, je suis troublée de voir que ma voix active le corps d’une autre femme, remue des fossettes, fait battre des cils. […] et bientôt ce n’est plus moi qui double Carey mais elle qui me prête son apparence physique, elle dont j’endosse le masque et la légende, elle qui devient ma couverture [p. 145]. Or le personnage interprété par Carey et auquel elle doit prêter sa voix est « justement » une faussaire de passeports biométriques, et c’est ici que la mise en abyme tourne au naufrage silencieux qui la laisse seule, les cordes vocales paralysées. [p. 146]. Ce n’est pas la première fois que ce genre d’incident se produit et qu’elle rate ses enregistrements. Sans doute, arrive-t-il un moment où la fuite n’est plus possible, où il faut ne plus faire qu’un avec soi-même et son passé pour profiter du présent, comme sa mère l’avait jadis engagée à le faire : Respire le moment présent, m’a dit ma mère, respire [p. 214].  

 

La découverte du cadavre et l’appel de la police cueillent la narratrice en pleine crise d’identité. Ils viennent multiplier, avec l’irruption du passé, les motifs sur la perte de cette identité ou de son illusion. Lors du premier interrogatoire : plus nous avancions dans le questionnaire, plus je réalisais qu’hormis ma date et mon lieu de naissance, pas une seule de ces données n’était immuable [p. 32], avec le souvenir du jeu du masque de chair : ce jeu vaguement cruel auquel je me suis tant de fois livrée enfant, adolescente, une fois admise l’idée fascinante qu’il était possible de changer de visage, que les plus grands criminels de la planète pouvaient franchir l’océan et se terrer au Brésil afin de se faire greffer une face toute neuve dans une clinique de chirurgie plastique, une face vierge de toute histoire et de tout délit, afin de recommencer leur vie sans que personne, pas même leur mère, pas même leur chien, puisse les deviner sous ces visages inconnus [p. 207]. On a pu lire dans la presse que Jour de ressac était une odyssée intime, mais une Odyssée où même la nourrice Euryclée et Argos ne reconnaissent plus Ulysse ! Comme la mère de la narratrice ne reconnaît plus sa fille qui grandit : Au premier coup d’œil – ce coup d’œil que nous redoutons mêmement elle et moi – ma mère me trouve changée. Mon père relativise : à chaque fois tu dis qu’elle a changé, mais elle devient adulte, c’est normal. Ma mère secoue la tête : non elle ne devient pas adulte, elle devient une autre personne, c’est différent. Au fil des mois, mes retours au Havre s’espacent et s’amenuisent, et ces laps de temps accrus entre deux apparitions déclenchent chez ma mère l’appréhension d’une métamorphose lente, à bas bruit, de celle qui ne manquerait pas de la placer un jour face à l’étrangère qui avait été son enfant [p. 228]. Comme la narratrice à son tour craint de ne pas reconnaître Maïa : Le bracelet d’identification en plastique rose pâle fermé il y a vingt ans autour de son poignet est quelque part dans une boîte en fer-blanc avec des bijoux cassés, des boutons, des pièces de monnaies étrangères ; son nom, son prénom, sa date de naissance y sont encore lisibles, mais cette petite figure étourdie, pochée, fripée, qui s’était tournée vers moi à l’instant de sa naissance, alors même que je me répétais précisément souviens-toi, souviens-toi de cette seconde, cette petite figure s’estompe […] j’avais peur de ne pas la reconnaître une fois alignée parmi les autres nourrissons […] Cette nuit-là, bien qu’ayant atteint la frontière ultime de mon corps, cette lisière biologique que l’on n’atteint que dans les expérience limites, je n’avais pas dormi : un rayon de lune baignait la chambre, les montants de mon lit réverbéraient une lumière argentée, mes draps étaient d’une blancheur stroboscopique, et j’avais dévisagé ma petite inconnue [p. 226]. Une fille qui devient une autre personne, une étrangère, la fille de cette fille dont le bracelet d’identification est conservé avec des pièces étrangères, dont la figure de bébé, bien qu’on l’ait dévisagé, s’estompe, et qui le jour de ses vingt ans parle avec des mots dont sa mère ne peut identifier la langue [p. 233]. Le temps radote et les visages se font étranges, d’où, dans le sac à main, la liasse de photomatons de Blaise et de Maïa – leurs petites gueules saisies au fil du temps [p. 239].

Car une photographie est plus fiable que le souvenir auquel elle finit par se substituer, ce dont nous avons tous fait l’expérience, comme la narratrice : Tout est encore très net et je me dépêche, car très vite l’image s’estompe, elle se déforme comme si l’effort de remémoration abîmait le souvenir, comme si ma détermination à la restituer jouait contre son retour – j’éprouve cette même sensation si je cherche à me rappeler le visage de ma mère quand j’étais enfant […], ou à stabiliser celui de Blaise le jour où je l’ai vu pour la première fois […] les visages s’échappent, leurs expressions s’effacent, leurs voix sombrent, et bientôt je ne perçois plus que des flashs qui les figent dans une certaine pose, une attitude, une date ou une situation, et subitement je réalise qu’ils ont disparu, qu’une photo les a remplacés [p. 55]. Le même phénomène se produit avec Craven : Son visage s’efface, l’obsession qui le gardait en moi précis et lumineux a fini par l’user, ses contours sont moins nets, un soir je rouvre le tiroir, ressors une photo glissée dans un cahier, nous y sommes ensemble […]. Craven et moi, the perfect duo, mais je ne ressemble déjà plus à la fille sur l’image et le type à côté est presque inconnu [p. 123].

Me viennent en tête des vers de La Malinche, de Feu ! Chatterton : Allez, les choses nous échappent, pourquoi les retenir / Par le bout de l'écharpe ? / Si vite devenir / Étranges, étrangers l'un à l'autre / Au cou, le souvenir étrangle…


Les mêmes mots pour évoquer la rupture du temps, lorsque la narratrice, au début du roman, reçoit l’appel de la police du Havre : Devant moi le couloir s’incurvait, pareil à une piste de bobsleigh. J’éprouvais une telle sensation de vitesse que j’ai cherché un point fixe où accrocher mes yeux […] on a raccroché, et le temps s’est aussitôt rompu contre mon oreille, crac, cassé en deux, matin et après-midi désormais inconciliables, et si divergents, déjointés, étrangers l’un à l’autre, qu’ils étaient devenus incapables d’assembler une même journée. […] Après quoi le silence a durci dans la pièce comme du plâtre à l’air libre et je suis restée sans bouger, sans force, impuissante à ralentir le flux des questions qui se formait en moi [p. 12]. Ce flux des questions annonce la vague qui la submerge sur la jetée du Havre, le ressac des souvenirs qui viennent se briser sur elle. Et si le temps est au cœur du texte, il est indissociable de l’espace, sur lequel il agit, le distordant, le pétrifiant ou le dilatant, comme lorsque la narratrice, en route pour Rouen, franchit le pont de Tancarville : la luminosité diminuait, ciel et terre dilués dans la même pâte grise, et la traversée me semblait bien plus longue que dans mon souvenir, comme si le fleuve était devenu plus large avec les années, comme si le pont s’était allongé en mon absence et qu’il formait désormais un sas entre deux mondes [p. 204]. Un sas entre deux mondes ou entre deux temps, c’est égal. Les distances ou les durées sont interchangeables et le temps semble pouvoir s’écouler dans les deux sens, remonter son cours selon le sens du trajet : Le train me change, sur le trajet une partie de moi devient une autre fille […] les kilomètres accomplissent ma transition, ils ébauchent mon personnage […]. Le samedi suivant, c’est le même Corail en sens inverse […] j’ai deux heures pour […] redevenir celle que j’étais le dimanche précédent [p. 228]. Plus que dans l’espace, le retour au Havre est un voyage dans le temps. Lorsqu’elle descend du train pour se rendre à la convocation de la police, elle pousse la porte du Terminus, le bar-tabac en face de la gare et reconnaît la serveuse : elle est là depuis toujours, elle a toujours été là. Puis elle se revoit au milieu des lycéens qui traînent et s’accolent ici depuis que les banquettes et l’adolescence existent […] c’était toujours la même scène, la même scène exactement – et moi parmi eux, vêtue du duffle-coat rouge de mes quinze ans [p. 23].

Le train n’est pas la seule machine à remonter – ou détraquer – le temps. La plus impressionnante est le Gros-Horloge de Rouen, une machine magique, et cette analepse, qui plonge doublement la narratrice dans le passé, est racontée au présent de narration : J’attrape le passé à Rouen, samedi de mars, entre deux grains. J’ai huit ans, bientôt neuf. […] l’horloge qui soudain tombe devant mes yeux, enchâssée dans un écrin d’or sous un petit toit d’ardoises, cette machine à la fois savante et féérique, cette chose intrigante mais dont tout le monde autour de moi semble se foutre éperdument, ma mère la première qui avance l’air de savoir où elle va […], le manche du parapluie saillant hors du cabas, pour que je l’attrape, pour que je m’y accroche, quand devant nous l’horloge se rapproche et grossit, j’ai l’impression qu’elle me toise, qu’elle me prend dans son œil, l’aiguille tourne dans son cercle d’or, le temps file, je ne dois pas me laisser distancer, je ne dois pas perdre ma mère qui curieusement accélère, allonge le pas, moi dans sa foulée, moi contre sa hanche, et brusquement je suis aspirée sous l’horloge, sous le rouage des heures, exactement sous la pulsation du temps, raptée sous sa mesure, et quand je ressors du passage, le monde a changé, les maisons sont en bois, striées de rayures brunes, parfois rouges ou grises, je les enfourne sans distinction dans la catégorie Moyen Âge, et plus loin – je l’anticipe à l’ombre qu’elle étend sur moi, sur la rue, sur la ville entière – une église telle une montagne détachée de son massif, avec ses cimes et ses crevasses, ses défilés, ses guipures de pierre, et dans un éblouissement très bref, j’ai la certitude d’avoir rattrapé le passé [p. 212 sq.]. Chaque mot est à peser dans ce passage : la mère qui accélère comme le temps file, creusant l’espace entre elle et sa fille qui craint d’être distancée, la fusion de l’espace et du temps à venir avec la juxtaposition de plus loin et du verbe anticiper et le terme de passage, qui fait écho au sas entre deux mondes du pont de Tancarville et à la porte du Terminus.

              

Mais de quels mondes parlons-nous ? Dans Nosferatu le vampire de Murnau (1921), le cocher qui conduit Jonathan Harker refuse de prendre le pont qui marque la frontière des terres du comte Nosferatu. Jonathan le franchit donc à pied et un carton indique alors : Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre. Le symbole du pont comme passage entre le monde des vivants et celui des morts, autant dire entre le présent et le passé, est bien connu. Pas étonnant de le retrouver sous la plume de Maylis de Kerangal, puisque Jour de ressac est une histoire de fantômes. L’histoire d’une ville fantôme, peuplée de fantômes.

Le Havre est une ville fantôme, non pas dans le sens ordinaire qui la dirait abandonnée et privée d’habitants, non, elle est un fantôme. Un fantôme qui, dans le commissariat, cherche à se faire entendre de la narratrice : Face à moi le plan du Havre s’est animé tel un profil de créature humaine, les digues de l’avant-port dessinant une bouche ouverte, béante, une bouche qui voulait dire quelque chose mais suffoquait, cherchait de l’air sur le bleu de la mer [p. 43]. 

En fait, plusieurs Havre fantômes se superposent, comme autant de strates, dans des temporalités différentes qui ne sont évidemment pas évoquées de manière chronologique. La première strate est celle de l’adolescence. Aux pages 28-29, lorsque la narratrice arrive au Havre, elle constate les changements qui se sont opérés dans la ville, mais qui n’altèrent en rien ses souvenirs : Le Havre avait encore des poussées de croissance adolescentes. Mais la ville dont je suis l’enfant demeurait indifférente à tout ça. […] elle se tenait sous la surface visible des esplanades paysagées, au revers des pôles de fonctionnalités et des greffes urbaines, derrière les enseignes de la fast fashion et des boulangeries industrielles, en deçà des réhabilitations patrimoniales et des équipements flambant neufs. […] Elle vivait ailleurs, sous les nuages et dans le vent. Seules m’intéressaient les données logées dans ma carte mémoire, les lignes enfouies et les vieux aperçus, les très anciens repères […]. Aussi, ce qui a traversé mon cœur de mortelle, fugace mais tranchant, alors que j’évitais de me casser la gueule sur le trottoir que vitrifiaient les feuilles mortes, avait-il peu à voir avec le sentiment de perte, la poisse mélancolique, le chagrin éprouvé devant ce qui s’efface, s’altère, devient méconnaissable, mais relevait d’une autre émotion, tout aussi poignante, celle qu’on éprouve au contraire devant ce qui, dans le temps, persévère et se ressemble, devant ce qui avait survécu et que je pouvais reconnaître. Et que Baudelaire se le tienne pour dit[1] ! La ville fantôme occupe tout l’espace et résiste au temps.

La deuxième strate est celle de la ville entièrement détruite lors des bombardements de septembre 1944. Lorsqu’elles étaient lycéennes, la narratrice et son amie Vanessa ont recueilli le témoignage d’une survivante de cette destruction. Au sortir de l’interview, le Havre leur apparaît sous un jour différent : nous voyons en cet instant notre ville comme nous ne l’avons encore jamais vue : l’architecture nous dit quelque chose qui n’est pas la Reconstruction, ni la Renaissance, la Réparation, tout ce qui commence par re pour que reviennent les rêves perdus, non, elle est la trace matérielle de ce qui a disparu, elle nous rappelle que notre ville est hantée : il y avait une autre ville avant, voilà ce qu’elle nous raconte [p. 70]. Les restes de ce Havre disparu seront évoqués à partir de la page 99, ils sont là, sous les galets de la plage où le cadavre a été trouvé : je me suis souvenue avoir entendu dire que les gravats de la ville bombardée en 1944, une fois remblayés sur le rivage, puis minéralisés comme le reste, avaient formé ici une nouvelle couche sédimentaire, et que c’était donc sur les ruines des ruines de la ville, sur cette double décomposition qui agglomérait sans doute de l’os, des dents, du cartilage, que l’on venait aujourd’hui s’asseoir pour fumer une clope, se palucher tranquille ou suivre des yeux un cargo sur la ligne d’horizon.

Le Havre n’est donc pas seulement une ville fantôme, un fantôme de ville, mais elle est aussi peuplée de fantômes, et le récit d’enquête tourne au récit fantastique. Outre le pont, il existe dans les mythologies un autre sas, une autre transition entre les deux mondes, c’est le tunnel. Dans Le Voyage de Chihiro de Hayao Miyazaki, les parents de la petite Chihiro s’égarent et empruntent un tunnel qui les conduit dans une ville fantôme. On trouve au Havre l’équivalent de ce tunnel, ce sont les bien nommés passages. Lorsque Maylis de Kerangal utilise l’adverbe « curieusement », il faut être sur nos gardes, et c’est le cas page 52 avec le cinéma le Channel curieusement situé dans un des passages qui connectent les artères commerçantes du centre-ville aux cours des ISAI (Immeubles sans affectation immédiate) de la reconstruction. Ces petits tunnels, creusés au bas des immeubles[2] […] offrent des raccourcis utiles, des porches où s’abriter de la pluie et des regards, où s’embrasser incognito, délient tout un système de circulation au revers des accès officiels, sorte de contre-carte du territoire […] Telle une interface entre deux systèmes d’organisation humaine, entre l’appareil de la ville et celui de ma cour, le passage du Channel avait fini par établir au pied de mon immeuble un point de contact entre le monde réel – ma vie ordinaire de petite collégienne – et son soubassement de fiction. Il y aurait beaucoup à dire sur cet extrait (j’allais écrire ce passage !). Il nous invite à découvrir un autre plan de la ville fantôme, celui d’une ville clandestine, une crypto-ville, celle de l’évasion avec évidemment son cinéma, et la connexion entre le monde réel et ce monde fictif est bien soulignée. Le nom même du cinéma est signifiant. Même si le nom propre Channel signifie la Manche, il peut également prendre, comme nom commun, le sens de voie, particulièrement de voie de communication, comme le verbe peut, rarement il est vrai, se traduire par entrer en communication avec quelqu’un. Comme j’adore les pétrifiantes coïncidences, je partage ici l’exemple que donne un dictionnaire en ligne : « Secret agents use secure channels of communication.  Les agents secrets utilisent des voies de communication sécurisées. » Or quel film donne-t-on au Channel lorsque la narratrice s’y rend ? Un film d’espionnage : Gorki Park ! Et puisque tout est lié, elle y rencontre un fantôme habillé comme un espion, celui de monsieur Smith, son ancien professeur d’Anglais. Car on peut lire son apparition et sa disparition comme celles d’un fantôme : un courant d’air frais dans mon dos, on entre dans le cinéma. Un vieil homme. […] je le reconnais, ça revient, sa peau est parcheminée, jaunâtre […] tout se passe comme si la scène du thème de L’Œuvre au noir n’avait jamais cessé, qu’elle durait encore […] je le vois se faire avaler par l’escalier tapissé de moquette noire qui descend vers la salle, disparaître dans l’angle mort, le hall du Channel est de nouveau désert, silencieux, les acteurs de nouveau figés sur les murs, à peine quelques empreintes de semelles humides sur la moquette, c’est comme si j’avais rêvé [p. 57 sq]. On retrouve là les codes du récit fantastique.

Le cadavre inconnu est ensuite explicitement qualifié de fantôme, malgré les réticences de la narratrice : ce cadavre qui avait fait irruption dans ma vie : ce n’était pas un fait isolé, il prenait place dans un réseau de signes, il était un signe. C’était peut-être un fantôme, ai-je pensé, bien que je me tienne en général à distance de ce mot, me gardant de sa beauté nocturne, de son charme trouble, opaque, de sa séduction chromo […] mais plus le phare diminuait dans mon dos, flouté dans le brouillard, plus ce mot s’imposait, disait cette présence concrète et fuyante, et faisait voir ce mort qui était venu me livrer un message […] à l’instant où je formulais cette hypothèse, à cet instant exactement, comme si la réalité se synchronisait pile-poil à mes cogitations, je me suis pris une énorme vague [p. 110]. Cette vague, c’est évidemment le ressac des souvenirs. Et elle devient elle-même un fantôme, un esprit qui revient quand on l’invoque : cette vague m’apparaissait comme une personne […] Qu’elle soit non humaine n’avait aucune importance, je pouvais affirmer avec certitude que j’avais eu une relation avec elle : je l’avais appelée, elle était venue [p. 118].

Plus haut, en voyant M. Smith, la narratrice disait ça revient, ici la vague est venue. Or, qu’est-ce qu’un fantôme ? C’est un mort, un « disparu » qui revient, autrement dit un revenant. Et le disparu par excellence qui ressurgit et revient hanter la mémoire de la narratrice, c’est bien entendu Craven. Craven qui revient peut-être, mort et inconnu sur la digue avant d’avoir pu l’appeler : je les [les segments de phrase] aurais vus tels de petits îlots plongés dans un bac de révélateur, l’évolution de l’image latente et image visible, cette opération lente, flagrante, irréversible, étirée jusqu’à faire apparaître Craven mon numéro de portable au fond de sa poche, Craven marchant dans les rues du Havre, penché sur le billard de la rue Georges-Braque, les cheveux rutilants dans l’or des ampoules, déchiffrant la table puis jouant son coup les yeux fermés, Craven me cherchant à son tour comme je l’avais cherché l’automne de mes seize ans, l’automne du ghosting [p. 210].  On sait qu’à ses débuts la photographie fut utilisée pour tenter de matérialiser l’image des fantômes et autres ectoplasmes, parfois de bonne foi, souvent par des charlatans. C’est ici le spectre de Craven qu’il faudrait faire apparaître dans le bain du révélateur. Mais son image finira par s’effacer à la fin du roman : dans un flash j’ai revu Craven en chemise claire sur le quai de la gare du Havre, ce jour de septembre où il était parti en voyage, puis derrière la porte vitrée qu’il avait lentement rabattue sur lui, son visage déjà flou s’effaçant à travers la lucarne voilée de poussière [p. 242]. Ghoster l’autre, comme Craven l’avait fait avec la narratrice, le transformer en fantôme, condamne fatalement à partager le même sort à plus long terme.

Alors ? Craven ? L’homme de la digue ? Dans les récits fantastiques, le principe d’incertitude doit subsister, le doute ne doit pas être levé…

 

               Il y aurait encore beaucoup à dire, mais puisqu’il faut conclure, j’aimerais le faire sur les très belles pages que Maylis de Kerangal consacre à l’attente, l’automne du ghosting, cette attente qui dévore le cœur et vampirise l’âme : Je me dis que trop attendre empêche que quelque chose advienne, j’attends de ne plus attendre. La douleur est physique. J’ai la mâchoire qui bloque. […] Je suis piégée dans ce temps d’une substance bizarre – temps des aguets devenu temps épais et lent, temps que l’on sent passer. J’ai compris depuis longtemps que c’était foiré – je le sais depuis le premier soir – mais je ne lâche rien […] je dérive, je sais que c’est mort, mais continue d’attendre – tant que j’attends quelque chose existe, tant que je souffre quelque chose a lieu. […] Mais l’attente est le contraire de l’oubli, c’est là que le bât blesse, et reste la colère qui ne prend pas vraiment. […] L’attente perd de sa force, elle perd de sa violence, elle se replie en moi. Elle sèche et elle blanchit, devient une petite ruine [p. 121-124]. Alors, on peut retourner bronzer sur la plage. Mais si l’attente s’est consumée, le souvenir n’attend que de renaître de ces cendres, prêt à ressurgir, fantomatique, lorsque le hasard l’invoquera.


[1] « Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) », Baudelaire, Les Fleurs du Mal, Tableaux parisiens, « Le Cygne ».

[2] C’est moi qui souligne.

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