J’ai échoué sur Joyce, mais après avoir longtemps soupesé le monstre dans la librairie j’ai accepté le risque d’un nouveau naufrage avec Stephano D’Arrigo et son Horcynus Orca, magistralement traduit par Monique Baccelli et Antonio Werli. On ne dira jamais assez la manière remarquable avec laquelle ils ont réussi à restituer le souffle et la langue composite de D’Arrigo, usant en particulier de néologismes dont il faut parfois accepter que le sens se dévoile peu à peu, ou pas.
Pourtant plus delphinienne que féminaute, j’ai donc transbordé de la page 1 à la page 1454, autant de pages comme autant de vagues claquant sur la marine, sans ramer, sans écueil, me laissant porter par la bastardelle, escortée par les fères et leur gna-gna. Même si, je l’avoue, j’ai été prise dans une bonace avant les deux cents dernières pages, j’ai vite retrouvé le souffle épique et j’ai nagevolé du Charybde en Scylla, hallucinée par un texte que j’ai poursuivi dans mes nuits, qui m’a poursuivie dans mes rêves, et dont j’aimerais savoir récichanter des pages entières, comme un aède, les chants de l’Odyssée.
Mais assez de lyrisme ! Je ne veux pas tenter ici un énième résumé d’Horcynus, j’en serai bien incapable et il en a été publié de nombreux excellents. Alors puisqu’il faut choisir un des thèmes au milieu de ce foisonnement, je veux parler des fères, des héroïnes parmi d’autres, mais qui jouent cependant un rôle central, même si, bien évidemment, Horcynus est tout sauf une simple partie de pêche au dauphin !
On peut être un moment déstabilisé par ce nom de « fères » pour désigner les dauphins, et par la détestation que leur vouent les pellisquales. L’éditeur, Benoît Virot, ne m’en voudra pas, je pense, de reprendre ma casquette de profe de latin et de développer ici un point qu’il aborde dans sa postface (p. 1363).
À la page 250, monsieur Monanin, dephinien convaincu, qui déclare à Crocitto : Vois-tu mon cher, ce n’est pas pour t’offenser, mais le fait est que fère, tu ne peux pas le savoir, vient d’un mot latin… m’autorise une explication étymologique.
Fera, en latin, de la même famille que ferox, ferocitas. Le mot désigne la bête sauvage, volontiers cruelle, par opposition à l’animal domestiqué. Notons ici que la distinction entre « bête » et « animal » n’est pas anodine. La fera appartient à la nature sauvage, elle est ce qui n’appartient pas à la sphère de l’humain et de la civilisation. La vieille opposition entre nature et culture. Or qui dit fera, n’imagine pas le cerf, mais le loup. On n’imagine pas la proie du chasseur, mais le prédateur. Ou bien, si l’on chasse la fera, ce n’est pas pour consommer sa chair, mais pour débarrasser l’espace civilisé d’une bête nuisible. Du moins, c’est ainsi qu’elle parle à mon imaginaire. Et les pellisquales ne mangent la viande de fère que lorsque que la disette les y contraints, avec dégoût et coliques, comme si cette nourriture les rejetait eux-aussi dans la bestialité. La grotte de Polyphème n’est pas loin. J’y reviendrai.
Crocitto se moque de l’étymologie, il ne connaît pas le latin, mais connaît bien les fères. Il rétorque au savant latiniste : Vous, vous savez les mots, et nous les choses. […] il suffit qu’on sache ça, la chose. Et même, pour mieux dire, c’est plus que suffisant. Il ajoute : Le sens, c’est elle-même qui nous l’a donné, la fère, et elle nous le donne très éloquemment. Pour ce qu’elle fait, elle est féroce, et pour la façon dont elle le fait, elle est fère. Le « faire » de la fère. C’est ce que précise Cambria : Nous, monsieur Monanin, vous devez savoir que les mots nous servent uniquement à nous comprendre, somme toute, ils nous servent à dire : ça, ç’a été l’œuvre de la fère, et c’est ce que voulait dire Crocitto. Ce n’est pas que la parole nous serve à expliquer la fère, parce que la fère on l’explique par ses actions, ou pour mieux dire, ses mauvais coups… Il y aurait donc ceux qui maîtrisent les mots dans leur sens symbolique et ceux pour qui les mots se limitent à un sens concret et ne servent qu’à constater les faits.
L’utilisation des mots « fère » ou « dauphin » est un marqueur social. Monsieur Monanin, instruit, et, par-dessus le marché enseigne de vaisseau, (p. 248), murmure aux simples marins : Quel dommage, quel dommage que vous ne puissiez pas entendre avec mon oreille comme ça sonne beau, gentil, dauphin, et comme ça sonne laid, sauvage, fère. Oh, je n’arrive même pas à vous dire à quel point pour moi, il sonne mal, barbare, votre mot. Tout est dit. Pour monsieur Monanin, la communication est impossible avec ces hommes qui n’ont ni les mêmes oreilles, ni les mêmes mots. Mais l’impuissance du langage n’est pas dans le seul camp des pellisquales. Sacrefeu, non ! Monsieur Monanin avoue que les mots lui manquent et, pour ne citer qu’eux, les discours de don Luigi ou les deux petits mots de Caitanello à son fils de retour montrent à quel point les pêcheurs dominent l’art de la parole jusqu’à s’en griser, parfois, pour y affirmer leur dignité, toujours.
Pour l’utilisation du terme « dauphin » par les puissants, et comment il devient un outil d’oppression, on peut encore relire le passage où le gradé fasciste, « l’Excellence », sous la menace de son arme, contraint les pellisquales à l’employer. Et Caitanello Cambria doit déclarer : Dauphin, comme vous l’appelez, vous. Nous, nous sommes des gens sans instruction. Si vous, vous dites dauphin, c’est dauphin, (p. 229).
Les mots, la parole, comme instrument de domination ou d’émancipation sont au cœur de l’œuvre de D’Arrigo. Mais ce n’est pas de cela dont je veux parler ici principalement, même si tout est lié. Revenons à nos fères.
Les fères sont des alter-egos.
Autour de la page 177, le rêve de ‘Ndrja qui découvre l’ossuaire des fères est un morceau d’anthologie, d’une puissance à couper le souffle. Ce rêve initiatique qui l’élève de blanc-bec à homme fait (p. 179), c’est la Divine Comédie des fères et les illustrations de Gustave Doré, sur l’Empyrée : À peine hors de l’eau, élevant le regard vers l’origine de cette lumière vacillante, il voyait encore, volant dans l’air, les dernières fères de la file dans le final d’un saut époustouflant, même pour elles, et ce n’était pas pour rien qu’elles s’éloignaient de la vie et finissaient dans la mort, qu’elle s’étendaient les unes à la suite des autres, sur une espèce d’écume ardente qui recouvrait la concavité du volcan. À leur contact, le feu blanc les embrassait tout entières, les recouvrait et quasi instantanément les dévorait et leur brûlait les chairs, sans même entamer la carcasse : celle-ci, dépouillée de l’ultime lambeau de chair et séchée de l’ultime tache de sang, quittait son bûcher nette et pure, blanche comme de la craie, gagnant subitement un air antique, tout de solennité. (p. 181)
C’est dans le spectacle de leur mort, que ‘Ndrja a la révélation de l’humanité des fères. Cette mort volontaire et solitaire avait quelque chose de beau et d’imposant, quelque chose d’humain, quelque chose d’inhumain. (p. 183) et cette révélation, comme l’autre moitié d’un symbole, c’est également celle d’un nouveau nom : Cette fère, cet étonnement de l’autremonde, plus il la brillantait et l’encensait et plus elle sonnait faux dans la voix […] cette fère de féroce n’avait plus que le nom. Et là était la faille, dans la fère, dans le nom de la fère. […] Ainsi à ce moment-là, son nom propre, le nom vrai de cette fère, seyant à la perfection à cet animal, à sa mort de l’autremonde, poignit presque tout seul, par la force des choses, et destitua à la lettre la fère : difère, daufère, dauphifère, dauphin… (p.184-185).
Mais une révélation ne se partage pas, et ‘Ndrja sait qu’il ne pourra convaincre les pellisquales. Pourtant, eux aussi, par d’autres voies, savent cette humanité de la fère. Cette humanité qui leur arrache le cœur lorsqu’il s’agit d’en sacrifier une pour l’exemple, aux pages 218 et suivantes. Au moment de l’égorger, Jano Scarfi retient le poignard : Qu’est-ce que je peux y faire ? J’ai l’impression que c’est mon fils Ninai. Car la fère devant le coutelas, laisse sortir de sa gorge une voix de nourrisson. Alors, Don Luigi se sacrifie en devenant sacrificateur :
Don Luigi lui tenait ce discours tout en visant avec le coutelas, évaluant la distance : « Écoutez le poupon, quel crève-cœur, quel chagrin. Calmez-le, les mômes, bercez-le : dodo, l’enfant do, l’enfant dormira bientôt… » Tout en bavardant, il gardait sa main droite sur le front de la fère, comme pour la consoler : et pendant qu’elle surveillait ses lèvres, pouvant tout imaginer sauf ça, il fendit l’air de la main droite, et lui planta le coutelas dans la gorge. […] Mais tant la fère que l’homme restèrent comme ensorcelés.
Humanité et inhumanité, comme en miroir. Qui veut faire l’ange, fait la bête.
L’idée est redéveloppée aux pages 329-330. Citation un peu longue, mais le texte est tellement beau : Ensuite quand ils se décidaient […] ils se résolvaient à lui planter le coutelas dans la gorge […] il arrivait alors, que, oubliant complètement les martyres que celle-là leur avait imposés de son côté, ils entendaient et réentendaient sa petite voix aigre, comme de citron et de lait, qui continuait à leur arriver aux oreilles, pour les faire grincer des dents, les griffer intérieurement, leur faire mal au creux de l’âme, un cri effarant, révoltant, avec ce timbre insupportable, martyrisant, comme un vélin trempé de larmes, griffé par l’ongle, un vélin qu’on déchire et qu’à l’entendre celui qui le déchire à l’impression qu’en même temps ses entrailles se déchirent. Ils avaient comme une vision dans laquelle ils voyaient les enfants qu’ils avaient laissés à la maison, avec leur visage et leur petite voix à la place du visage et de la petite voix de la fère, qui les regardait d’en bas, le coutelas planté dans la gorge, implorant aide et miséricorde. […] Ils ne se le disaient pas, mais la vision que chacun en avait devait être la même, en les mettant toutes les six ensemble, enfants compris, égorgés et agonisants, ils auraient certainement eu devant les yeux un petit massacre des innocents.
Tuer la fère, c’est tuer son enfance, c’est rompre avec l’innocence, c’est devenir un homme à la peau dure, à la peau râpeuse et burinée, à la peau de squale, un pellisquale. (On peut voir aussi à la page 230, le Kyrieleison du fasciste et l’antienne que répétait, après lui, docilement, Caitanello Cambria, le visage transpercé par pire que des lames de couteau : « Le dauphin est comme un enfant » […] « Il est pur, vierge et martyr ».)
Il faut relire les pages superbes où les enfants jouent avec les fères, à partir de la page 283. Tous les vieux pellisquales, alors encore minots avaient leur fère, ou leur fèrette. Celle de Caitanello Cambria, la fèrette avec laquelle il s’entendait, lui, c’était justement la fameuse Midipile : celle qui, disait sa mère, était quelqu’un de la famille pour les Cambria. (p. 284). Difficile d’être plus explicite. En grandissant, ils doivent perdre cette innocence, cette intimité, cette amitié et ne plus voir dans leur compagne de jeux que des ennemies, des rivales aux intérêts contraires. Las ! Midipile est tuée par des chasseurs et le minot Caitanello en est inconsolable, au point d’en devenir jaune, ensorcelé par son amour-amitié pour sa fèrette. Le remède, seule donna Cristina Schiro, la matrone, pouvait le lui donner […] : un stomatique de cendres d’os de fère avec du miel. (p.294) On assiste alors à une scène hallucinante de désenvoûtement ou d’exorcisme. Pour que soit rompu le charme, le minot Caitanello avalera la bouillie de miel et de cendres de Midipile avant que sa mère ne lui révèle ce qu’il vient d’ingérer. Miel et cendres, douceur et amertume, vie et mort. Il a mangé, absorbé, s’est approprié dans son corps même le corps de son amie.
Je disais plus haut que la grotte de Polyphème n’était pas loin. Cette scène est, pour moi, la première scène de cannibalisme, voire d’anthropophagie si l’on accepte l’anthropomorphisation des fères. Pourtant, la comparaison avec le Cyclope qui, chez Homère, ne respecte ni les dieux, ni les hommes, si elle peut faire illusion, fait long feu : ici la consommation de fère n’a rien de la bestialité de Polyphème, elle ne relève pas de la sauvagerie, mais du rituel, de la magie. Elle entre dans la sphère de l’esprit et du surnaturel, et non dans celle du corps et du matériel.
Il faut relire également les pages 326 à 330, où les féminautes et les pellisquales consomment la cervelle de la fère, comme dans une communion païenne : prenez et mangez-en car ceci est mon esprit. Les féminautes la gobent avec gourmandise, comme un oursin : pour ce qui est de ses effets il faut dire que c’était comme un explosif qui éclate, un feu de Bengale d’intelligence, une arcalamecque de phosphore, une majesté de cerveau (p. 326). Les pellisquales, eux, semblent ne pas l’apprécier. Toutefois, il leur arrivait d’en manger […]. C’était quand ils voulaient humilier la fère […] quand il la capturait, ils faisaient alors goutter son sang pour que son odeur parvienne à apeurer les autres […] : et c’était le moment où, là, sur l’ontre, ils s’imposaient la torture de se partager la cervelle et de la manger. C’était comme par symbole, […] c’était par scrupule, ou illusion si on veut, de ne rien laisser d’entité pour l’anéantir à la racine. […] Mais c’était la raison qu’ils donnaient et que tout le monde comprenait. Cependant, il y en avait une autre, de raison, tacite et sous-entendue, que chaque pellisquale avait en tête pendant que, un coup de doigt l’un, un coup de doigt l’autre, ils vidaient la petite niche de la tête de la fère de ce blanc-manger, réceptacle des stratagèmes et des élucubrations du plus barbare des caprices, de la plus calamiteuse ruse. Et cette raison, secrète et inavouée, qui les poussait à se gaver de fère, pour une seule et unique fois, c’était encore de se guérir de la fère par la fère : et c’était aussi la raison pour laquelle, quand Caitanello était minot, sa mère lui administrait la cendre de la nageoire dorsale de Midipile. (p. 328).
Là où la consommation de viande de fère rejoint l’anthropophagie de Polyphème, c’est lorsqu’elle n’a pas de valeur magique, c’est lorsque la famine y pousse, que l’esprit abdique devant le gaster prométhéen[1]. C’est le festin de Portempédocle qui s’avilit dans la bestialité et dont l’estomac et les tripes se révoltent. Caitanello, lui, au bord de la folie résiste encore, qui noie la ventrèche de la fère dans le vinaigre pour en masquer la vérité et en faire du mosciame.
Je ne peux clore ces quelques remarques sans mentionner la fabuleuse Ciccina Circé et son escorte de fères, ensorcelées par le ding ding de ses clochettes… rappelons-nous simplement que les animaux qui peuplent l’île de Circé ne sont que les hommes qu’elle a enchantés.
Horcynus Orca, Stefano D’Arrigo, Le Nouvel Attila, 2023, traduit de l’italien par Monique Baccelli et Antonio Werli.
[1] Voir le mythe du sacrifice de Mékoné. Ce premier sacrifice, instauré par Prométhée, décide de la place respective des dieux et des hommes. Le titan se fait le champion des hommes et leur médiateur avec la divinité. Il sacrifie un bœuf et fait deux parts. L’une : les os enveloppés dans de la graisse blanche est luisante, appétissante, mais ne nourrit pas. L’autre : la chair de l’animal recouverte de sa peau écorchée est repoussante mais nourrissante. Il appelle Zeus et lui demande de choisir la part qui sera désormais celle consacrée aux dieux. Zeus choisit la plus belle des parts et laisse la viande aux hommes. Prométhée semble donc l’avoir dupé, mais Jean-Pierre Vernant (« À la table des hommes », J. -P. Vernant, in La cuisine du sacrifice en pays grec, 1979), montre que ce n’est qu’en apparence, car cette répartition scelle le destin des hommes. Les dieux ont reçu la part immortelle, celle qui ne se putréfie pas, les os, siège de l’âme, qui seront brûlés et dont ils humeront le fumet immatériel, et ils continueront à se nourrir de nectar et d’ambroisie. Les hommes, en revanche, sont renvoyés à leur condition de mortels, du côté de la chair putrescible. Ils sont esclaves de leur gaster (leur estomac), qu’ils doivent sans cesse remplir de chair morte avant de mourir eux-mêmes.
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